Éloge du carrosse, ou pourquoi la démocratie suisse roule encore au silex

 

En 2025, la Suisse se rêve numérique, agile, innovante. Elle parle d’intelligence artificielle, de fintech, de cybersécurité, de souveraineté technologique. Elle optimise les flux financiers à la microseconde, trace les cotisations, calcule les risques, segmente les profils.

Mais dès qu’un citoyen veut agir politiquement, le décor change. Le Wi-Fi disparaît. Le cloud s’évapore. On ressort le papier, le tampon, la ficelle et le carrosse.

Ce n’est pas un retard technologique. C’est un choix.

On nous explique que pour garantir la pureté démocratique, il faut du poids, de l’encre, des kilomètres de paperasse, des signatures à la main, validées une par une par des communes, empilées ensuite en cartons, puis transportées physiquement jusqu’à Berne comme une offrande rituelle. Cinq cents kilos de papier pour avoir le droit d’être entendu. Officiellement, c’est pour la sécurité. En réalité, c’est pour l’épuisement, car le système sait !

Il sait très bien qui est citoyen, qui a un AVS valide, qui est électeur, qui ne l’est pas, qui a déménagé, qui est décédé, qui a été naturalisé. Il le sait quand il s’agit d’impôts, d’assurances, de banques, de sanctions. Là, les bases de données communiquent. Là, l’optimisation est totale. Rapide. Silencieuse. Implacable.

Mais quand il s’agit de donner du pouvoir politique direct au peuple, soudain tout devient fragmenté, lent, archaïque, hyper-scrupuleux. On prétend ne plus savoir. On renvoie aux communes. On invoque la proximité, la tradition, la prudence.
On maquille la méfiance sous des habits de vertu.

La bureaucratie n’est pas un bug du système démocratique suisse. C’est sa fonction principale. Elle agit comme un filtre invisible. Pas un filtre d’idées — un filtre d’endurance. Seuls passent ceux qui ont: du temps libre en quantité industrielle, une structure militante, de l’argent pour le port, l’impression, la logistique, ou une tolérance pathologique à l’absurde. Le citoyen lambda, lui, abandonne. Non parce qu’il n’a pas raison...,mais parce qu’il est humain.

Et c’est là le paradoxe central : la Suisse refuse l’optimisation démocratique non pas parce qu’elle est impossible, mais parce qu’elle serait trop efficace. Une démocratie fluide, numérique, rapide, rendrait visible ce qui est aujourd’hui amorti par la lenteur. Elle permettrait trop d’initiatives, trop vite, trop directement. Elle ferait sauter les pare-chocs administratifs conçus pour absorber les chocs politiques avant qu’ils n’atteignent le cœur du pouvoir.

Pourquoi une voix citoyenne serait-elle plus complexe à sécuriser que les millions qui circulent sur nos comptes bancaires ? La Poste, les banques, l'Etat et les écoles sont passées au numérique. Seule la Chancellerie fédérale bernoise s'accroche au rite physique:

Le papier comme totem moral.
Le tampon comme sceau sacré.
Le carrosse comme preuve de bonne foi.

On appelle ça tradition. En réalité, c’est une mise en scène. Ce projet ne meurt pas par manque de soutien. Il meurt par refus de jouer dans cette pièce.

Je pourrais louer une camionnette.
Je pourrais trier des cartons.
Je pourrais poser devant le Palais fédéral avec un sourire fatigué et un récépissé en guise de trophée.

Mais ce geste-là, aujourd’hui, serait un mensonge. Car si une idée n’existe qu’à condition d’être portée physiquement comme une relique, alors ce n’est pas la démocratie qui est directe — c’est la contrainte qui est indirecte. Je choisis donc autre chose :ne pas livrer le papier, mais exposer le mécanisme. Je ne propose pas une initiative de plus, mais je montre pourquoi tant d’idées meurent avant d’arriver à Berne.

Le silex pour le peuple; la fibre pour le fric. 

La Suisse pourrait tout automatiser. Techniquement, tout existe déjà :
le numéro AVS, les bases de données, les banques, les algorithmes. 

L’État sait qui est qui, qui gagne quoi, qui doit combien. La déclaration d’impôts est un rituel inutile d’un point de vue technique. Si ce n’est pas automatisé, ce n’est pas par incapacité. C’est par choix. Le formulaire sert à masquer la violence du prélèvement. Il donne l’illusion du consentement, dilue la responsabilité, ralentit la machine pour qu’elle paraisse humaine... Et surtout, il protège une asymétrie fondamentale :quand l’argent monte, tout est optimisé, quand le pouvoir descend, tout est freiné.

Peut-être pour ça que si on acceptait le circuit AVS → banque → impôt automatique, il deviendrait impossible de justifier pourquoi  AVS → citoyen → pouvoir politique devrait encore passer par le silex. Le système accepte l’optimisation quand elle le nourrit, et la refuse quand elle pourrait le contraindre. La bureaucratie ne protège pas la démocratie. Elle protège le système des effets réels de la démocratie.